Nous continuons sur notre lancée de discussion dans le cadre du mois des Droits des Femmes, avec les créatrices artistes membres du Labo.

La seconde à répondre à l’appel et à se prêter au jeu des 2 questions est Maria Legault. Artiste et membre de la première heure au Labo, Maria partageait il y a quelques mois l’impact qu’avait eu le Labo sur son parcours, dans le cadre de notre campagne de sensibilisation.

En 2020, qu’est-ce qui empêche d’atteindre la parité dans le domaine des arts ? N’est-ce finalement qu’une question de genre ?

Le Labo : Maria, est-ce que l’art a un genre ? 

Maria Legault : Bonne question ! Si vous utilisez le mot genre pour parler de style, oui, bien sûr je crois que l’art adopte plusieurs styles. Par contre, si vous parlez du genre dans le sens du mot anglais « gendre », non, je ne crois pas que l’art soit masculin, féminin ou d’un autre genre. Même si nous étudions une pièce en particulier plutôt que l’art en général, on ne peut pas dire qu’une pièce ait un genre. Le genre de l’artiste qui crée la pièce n’est pas automatiquement reflété dans la pièce.

Ceci étant dit, plusieurs femmes artistes utilisent leurs expériences en tant que femmes dans leur démarche et imprègnent ainsi leurs genres comme sujet dans leurs pièces. Ce travail, fait sous la rubrique du personnel comme politique, dans laquelle mon travail s’inscrit, avance qu’en représentant leurs réalités les femmes expriment des préoccupations collectives d’ordre politique. Cette devise a pris forme aux États-Unis durant les années 1970 en réaction au courant moderniste que le critique Clement Greenberg promouvait en disant que l’art devait adopter une « position critique de détachement afin d’éviter de devenir l’instrument de politiques partisanes et de corruption » (Wark, 2006, p. 17; traduction libre). Le mouvement des droits civils et la conscience féministe ont ouvert le terrain à de nouvelles conceptions du rôle de l’art, celui-ci  peut être perçue  comme un agent politique permettant de refléter et de construire la société plutôt que de s’en distancier. C’est donc dans le cadre de ces notions redéfinies que le mouvement du personnel comme politique a pris son élan, car les femmes ont constaté que tous les aspects de leur vie sont politisés et que de « percevoir l’art comme étant neutre n’est qu’une façon de renforcer le statu quo et de camoufler les attentes de pouvoir et d’autorité » (Wark, 2006, p. 5; traduction libre). Un exemple classique de ce genre de travail est Womanhouse, une exposition présentée en 1972 en Californie pour laquelle les femmes ont transformé une ancienne maison en créant des pièces provocatrices, souvent liées à l’oppression par l’espace domestique, utilisant leurs expériences collectives et privées comme femmes en tant que sujet. Plusieurs artistes contemporaines travaillent dans une veine semblable. Par exemple, Juno Calypso, Tracey Emin, Mari Katayama, Les Fermières Obsédées, Shana Moulton, Molly Soda et Karri Upson sont des artistes qui intègrent leur subjectivité en tant que femme de manière percutante dans leurs démarches.

Le Labo : Quels sont vos défis en tant qu’artiste, femme et francophone ?

M-L : En tant qu’Artiste, mon défi principal est que je n’ai pas de studio.
A cause de ceci, je dois louer des espaces temporaires et transporter de l’équipement d’un lieu à l’autre ce qui est épuisant et m’empêche d’être spontanée dans ma production. J’ai partagé ma frustration quant au manque de studios avec une amie qui travaille en performance. Pour elle, ceci est une des raisons pour lesquelles elle travaille en performance directe. Elle m’a révélé qu’elle accepte presque toutes les invitations à performer puisque cela lui permet de tester ses idées dans un espace sans devoir louer un studio à chaque fois. C’est ce que j’ai fait pendant plusieurs années quand j’établissais ma carrière; par contre, tester tous mes projets devant un public m’a amenée à avoir de la difficulté à faire évoluer mon travail au-delà d’un travail spontané, parfois bon et parfois mauvais, d’artiste en émergence.

Dans A Room of One’s Own, Virginia Wolf écrit qu’« [u]ne femme doit avoir de l’argent et une chambre à elle-même si elle veut écrire » (1928 p. 6; traduction libre), et Marguerite Duras, dans Écrire, énonce que sa maison et la solitude ont littéralement rendu possible son écriture. L’auteure précise : « Il faut toujours une séparation d’avec les autres gens autour de la personne qui écrit des livres. » (1993 p. 15.) Elle ajoute : « J’ai été seule dans cette maison. Je m’y suis enfermée… Cette maison, elle est devenue celle de l’écriture. Mes livres sortent de cette maison » (1993 p. 17). De dire que ses livres sortent de cette maison montre à quel point cet espace joue un rôle crucial dans son processus créatif.

L’artiste Molly Soda, quant à elle, a inventé une solution créative au manque de studios. Elle confie qu’elle utilise sa chambre à coucher pour des raisons financières. Ce lieu est par contre porteur de sens dans son travail, car elle s’intéresse aux rituels que les femmes performent dans leur espace intime. (Kane, 2015) Pour une artiste qui ne travaille pas cette thématique, utiliser une chambre à coucher n’est pas pertinent. Il serait donc idéal d’avoir un lieu où je pourrais travailler en privé et gagner un meilleur contrôle sur la qualité de ce qui est diffusé, ce qui est presque impossible à Toronto en raison du coût de l’immobilier.

M-L : En tant qu’Artiste, je fais face à plusieurs défis en tant que femme ! Premièrement, je veux reconnaître ma chance et mon privilège car j’ai eu l’occasion de faire des études poussées et j’ai atteint une certaine reconnaissance au travers d’expositions, de prix, de bourses et d’attention médiatique. Par contre, malgré ces quelques gains, je me suis parfois demandée si mon travail aurait été plus largement reconnu si j’étais un homme. Ici, je ne peux que spéculer. A part la fois quand un collectionneur m’a dit qu’il aimait mon travail mais qu’il n’achète pas l’art de femmes artistes car nous sommes trop instables, je n’ai pas eu d’expériences vraiment négatives à ce niveau. Par contre, si je me tourne vers des études quantitatives qui se sont attardées au statut de la femme artiste au Canada, je crois que malheureusement mes doutes ont une part de mérite. En lisant l’étude commissionnée par le Conseil des arts de l’Ontario intitulée Situation des femmes dans les industries artistiques et culturelles au Canada : examen de la recherche 2010-2018 (2018), je dois admettre avoir été découragée. Cette étude révèle que l’art créé par les femmes artistes reçoit significativement moins de diffusion publique et que les femmes artistes visuelles gagnent 65% de ce que leurs collègues masculins reçoivent. De plus, selon l’étude de Cooley, Luo et Morgan-Feir, (2015) les expositions solos pour des femmes artistes au Canada ne constituent que 36% de la programmation des 11 institutions majeures canadiennes. Sans mentionner que les femmes artistes sont sous représentées dans les galeries commerciales et les maisons d’enchères.  Pour citer l’étude par le Conseil des Arts de l’Ontario (2018) : « L’(in)visibilité systémique et relative des œuvres artistiques des femmes indique que les femmes, en tant que groupe, sont désavantagées par rapport aux hommes dans l’ensemble des industries artistiques et culturelles.»
En bref, leur étude met en lumière le fait que les femmes artistes n’ont pas accès à la même reconnaissance et aux mêmes opportunités que leurs collègues masculins. Bien que l’artiste Holly Marie Armishaw a crée cette pièce avec d’autres types d’obstacles en tête (Armishaw), sa pièce Invisible Barriers (2015-2016) peut être interprétée comme une représentation de la frontière invisible que les femmes artistes doivent faire l’effort de franchir. La photo présente un corps qui colle obstinément ses mains contre une vitre qui bloque son passage. Nous ne pouvons que nous demander si cette barrière sera éventuellement franchie. 

M-L : Mon expérience en tant qu’artiste francophone a plusieurs facettes. Lorsque j’habitais au Québec, je ne réfléchissais pas beaucoup à ma francophonie. Par contre, en arrivant en Ontario j’ai vécu un choc culturel qui m’a amenée à réfléchir sur mon identité francophone. J’ai eu l’impression d’être exotisée, jugée, assimilée et surtout incomprise. Mon travail de recherche doctorale s’est attardé à mieux comprendre ces expériences et leur impact sur ma création artistique.  J’ai même créé un projet qui réinterprète le conte de fée La princesse et la grenouille de manière humoristique pour parler de ces expériences. Tout n’a pas été négatif par contre, vivre en situation minoritaire m’a placée dans un entre-deux propice à la considération de mes origines. Entre-autres, ceci m’a amenée à réfléchir au rôle problématique qu’a joué la colonisation française dans le traitement injuste des peuples autochtones et à mieux apprécier la diversité des nombreuses communautés francophones qui habitent Toronto et le restant du Canada.

Maria Legault est une artiste de la performance qui s’est cachée dans des sacs de papier, s’est mariée à une poupée et a réparé des trous avec du glaçage rose. Elle détient un Baccalauréat en beaux-arts de l’Université Concordia, un M.F.A. de l’Université de Guelph et un Doctorat en Études et pratiques des arts de l’UQAM. Pour sa recherche/création doctorale, elle a entrepris une étude auto-ethnographique de l’impact psychologique de son exil volontaire et social du Québec vers l’Ontario dans le but d’en tirer du matériel pour la création d’une performance autofictionnelle.

Son travail a été largement exposé au Canada, dont à Forest City Gallery, Inter-Access, Mercer Union, Nuit Blanche, Print Studio, Rodman Hall, Galerie Sans Nom, Galerie du Nouvel Ontario, Saw Gallery, Western Front et 7a11d. De plus, elle a présenté ses œuvres au niveau international au festival de performance Castle of Imagination en Pologne, à la Balkans Biennale en Serbie, au Reinraum en Allemagne, au Pow-Pow Performance Festival aux Étas-Unis et au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg en France.

Elle a reçu le prix Best Emerging Artist aux Untitled Art Awards à Toronto en 2005, le People’s Choice Prize pour Nuit Blanche en 2009 ainsi que des bourses des Conseils des arts de Toronto, de l’Ontario et du Canada. Elle a travaillé dans divers centres d’artistes et a été une chroniqueuse culturelle pour l’émission Panorama de TFO (2009). Elle a siégé au conseil d’administration de Nuit Blanche Toronto (2007-2008) et est une des membres fondatrices du Labo, un centre d’arts médiatiques francophones à Toronto. Elle a siégé au conseil d’administration du Labo en tant que co-présidente (2008), a été une mentor pour son programme de mentorat (2009-2012) et est actuellement une de ses porte-parole (2019-2020).

Le travail de Maria peut être visionné via Le Labo et Vtape.

Références :

Armishaw, s.p.,  http://www.hollyarmishaw.com/repressions.html

Cooley, L., A. Luo, et C. Morgan-Feir. 2015, 21 avril. Canada’s Galleries Fall Short: The Not-So Great White North, Canadian Art. Récupéré de : https://canadianart.ca/features/canadas-galleries-fall-short-the-not-so-great-white- north/

Duras, M. (1993). Écrire. Paris : Gallimard.

Conseil des arts de l’Ontario (2018). Situation des femmes dans les industries artistiques et culturelles au Canada : examen de la recherche 2010-2018, récupéré de:  https://www.arts.on.ca/oac/media/oac/Publications/Research%20Reports%20EN-FR/Arts%20Funding%20and%20Support/OAC-Women-the-Arts-Report_Final_FR_Oct16.pdf

Kane, A. (2015, 24 novembre). Channelling the ‘girl alone in her bedroom’ spirit that exists within us all, digital artist Molly Soda unintentionally highlights the importance of oversharing. récupéré de https://www.dazeddigital.com/artsandculture/article/28551/1/molly-soda-what-it-s-like-to-live-your-life-online

Wark, J. (2006). Radical Gestures: Feminism and Performance Art in North America. Montréal : McGill-Queen’s University Press.

Wolf, V. (1928). A Room of One’s Own. Londres : Penguin Book.

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