Depuis quelques années déjà, Le Labo est un des partenaires communautaires du Festival Images. Exceptionnellement cette année, le festival est diffusé entièrement en ligne, gratuitement.
Barbara Gilbert, Directrice artistique du Labo, s’est entretenue avec Almond Lindenbach et Jeremy Saya, qui ont programmé des projections de courts-métrages pour le Festival Images.
Ces projections seront diffusées ce mercredi 22 avril, à 17h et à 18h30. (Plus de détails sur les programmations en fin d’article.)
Barbara Gilbert (BG) : Les deux programmes que vous présentez durant le Festival Images, In Activity (En activité) et in support of sex work (en appui à l’industrie du sexe), portent un regard sur le corps humain en relation avec l’autre, et avec le monde. Dans le contexte de la pandémie que nous vivons présentement, ceci est plus pertinent que jamais.
Vous aviez prévu présenter ces programmes dans la salle de cinéma de l’Innis Town Hall, ce qui n’est certainement plus possible en raison de la pandémie du coronavirus. Les spectateurs devront visionner les films de chez eux, soit sur leur télévision ou leur ordinateur. Comment ceci change-t-il l’expérience artistique ?
Jeremy Saya (JS) :
C’est certain que l’expérience de visionnement change considérablement. Ce qui nous vient en tête dans le contexte de ce programme est la durée d’attention qu’auront les spectateurs en visionnant certains films. Les films ne contiennent aucun dialogue, à l’exception du dernier, Jellyfish par Maryna Makarenko. Les trois premiers films par Christopher Bianchi, Asinnajaq, et Joshua Gen Solondz consistent d’une série d’actions captivantes mais simples. Les actions de durée prolongée rendent les oeuvres méditatives : les films exigent une certaine présence et une attention singulière de la part de l’audience.
Au cinéma, ce genre d’attention peut se cultiver assez facilement car nous sommes liés par les attentes sociales de l’espace. Chez soi, par contre, je me retrouve facilement distrait. Je visionne en répondant à mes messages. Je discute avec mes colocataires. Je me fais à manger. Je peux mettre sur pause ou sauter à travers d’un film. Avec tant de choses qui demandent mon attention, il peut être difficile de ralentir et d’être véritablement présent avec l’œuvre.
Le Festival Images est diffusé en direct, ce qui veut dire qu’il n’y aura pas l’opportunité de mettre le film sur pause ou de retourner pour (re)visionner une partie d’un film plus tard. Dans cette optique, j’espère que les spectateurs, incluant moi-même, seront plus conscients de visionner les films avec leur pleine attention. Mon but n’est pas d’être la police du visionnement, mais afin de ressentir sa magie, je recommande fortement qu’on visionne ce programme avec attention et intention. J’espère que ces films fournissent une échappatoire dans ces temps anxieux et incertains. Je suis content que la diffusion en ligne de notre programme permet une nouvelle accessibilité géographique. Je sais que ma grand-mère a hâte de visionner le programme de chez elle à Sudbury.
BG : Ton programme, In Activity (En activité), traite du corps humain, et de ses limites. Plusieurs des performances que l’on y voit mettent le corps humain en contact direct avec le monde qui l’entoure, que ce soit Danielle Peers et Alice Sheppard dans Inclinations, Asinnajaq dans Rock Piece (Ahuriri Edition), ou encore Joshua Gen Solondz dans Against Landscape. C’est comme si ces artistes cherchaient à dialoguer avec leur entourage, avec l’environnement. How Does It Feel, de Bridget Moser, me semble particulièrement touchant, en cette quatrième semaine de confinement. Son ennui, et ses interactions avec son entourage immédiat, me semblent d’autant plus poignants. Selon toi, est-ce que la lecture que l’on fait de ce film a changé depuis que tu l’as choisi pour ce programme ?
JS : C’est sûr. Il y a un lien inévitable entre le film de Bridget Moser et notre situation actuelle. Lors du processus de sélection et durant la planification de ce programme, j’ai choisi ce film, car je m’intéressais à l’approche plus comique de Bridget. Elle interagit avec son environnement d’une façon expérimentale et avec un esprit enjoué. L’espace dans lequel Bridget performe est particulièrement curieux puisqu’il s’agit d’une chambre d’hôtel ; un espace relativement neutre et banal, mais qui fait preuve aussi de certains privilèges. Avant la pandémie, ce film fournissait un peu de légèreté et d’humour à mi-chemin dans le programme. En situation actuelle, le film conserve sa légèreté, mais parle aussi à une ère d’auto-isolement. Avec l’exigence de rester chez soi, et avec ceux d’entre nous qui se retrouvent dans de petits appartements, nous nous retrouvons souvent anxieux, ennuyés, et à la recherche de moyens pour passer le temps. Le film de Bridget illustre l’expérimentation et la créativité qui peut se produire quand il n’y a rien d’autre à faire, mais met aussi une emphase sur l’angoisse qui peut se manifester lorsqu’on réfléchit à la durée possible de cette nouvelle réalité.
BG : En visionnant Jellyfish, de Maryna Makarenko, qui est un film visuellement sombre, je n’ai pu m’empêcher de voir ma propre réflexion dans l’écran de mon laptop. Ceci m’a fait réfléchir au fait que le public sera confronté à ce même phénomène, puisque nous visionnons les films chacun(e) chez soi. Est-ce que ceci devient problématique, du point de vue esthétique, selon toi ?
JS : En ce qui concerne l’expérience esthétique du film, je ne crains pas que ce phénomène pose un problème. C’est certain que j’aimerais bien voir les films projetés à grande échelle, mais je trouve ça intéressant que tu aies eu cette expérience en visionnant Jellyfish. Ce film par Maryna Makarenko traite de thèmes associés aux identités et aux expériences queer des participants représentés et entendus à l’écran. Le fait de voir sa propre réflexion à l’écran lors du visionnement incitera peut-être qu’on médite sur soi; une réflexion par réflexion, si tu veux. Le phénomène que tu me décris me rappelle de la phrase suivante tirée du film : « how we desire things, what we think is desirable, or how we act towards others changes according to how we perceive ourselves, how we perceive others and what we define as human. » (la façon dont nous désirons les choses, ce que nous pensons désirable, ou la façon dont nous agissons envers les autres change selon la façon dont nous nous percevons, comment nous percevons les autres et ce que nous définissions comme étant humain.) Cette citation illustre une des idées principales du film et le fait de se voir potentiellement reflété dans le film ajoute à ce concept une dynamique intéressante ; l’occasion de contempler son rapport personnel à son corps et à son identité.
BG : Tu as préparé ce programme, in support of sex work (en appui à l’industrie du sexe), avant la pandémie, évidemment. Pourquoi as-tu voulu mettre l’accent sur l’industrie du sexe ? Maintenant que nous sommes tous en confinement, est-ce un service essentiel ?
Almond Lindenbach (AL) : J’ai débuté le processus de la sélection de films avec l’intention de centrer des œuvres touchant sur la sexualité. Plusieurs des artistes avaient soumis des films touchants sur la nudité, le travail du sexe et les communautés 2SLGBTQQIA. Comme je suis une travailleuse du sexe, une artiste et une étudiante, j’ai décidé de mettre à la lumière ces étudiantes.s.x avec lesquels je m’identifie.
Les travailleuses.eurs.x du sexe qui sont artistes, et les artistes qui ont des pratiques fondées sur la sexualité, ressentent les effets néfastes de la censure sur Internet depuis le passage du programme politique Américain SESTA-FOSTA (2018). C’est le résultat dangereux du regroupement du travail du sexe, le trafic sexuel et la sexualité sur Internet. Pour les artistes, les conséquences se voient dans les blocages de nos comptes et nos publications (‘posts’) sur les sites web qui soutiennent nos carrières – comme Vimeo, Instagram, Facebook, Paypal, Google Drive, Patreon, Tumblr et les plateformes pour la création de sites web. Pour les travailleuses.eurs.x de sexes, cela a entraîné une diminution de nos capacités à assurer la sécurité des membres de nos communautés; de la violence accrue de la part des clients, des gens qui sont anti-travail-du-sexe et de l’État; ainsi que la mort. Il était nécessaire pour moi d’inclure ces réalités dans mon programme.
L’industrie du sexe a toujours été et continue d’être un service essentiel.
Les travailleuses.eurs.x du sexe offrent de la camaraderie, du plaisir, du réconfort, de la guérison, de l’éducation, une libération, une distraction et bien plus encore à leurs clients. La sexualité est un élément essentiel de notre santé en tant qu’êtres humains – et les travailleuses.eurs.x du sexe sont les professionnelles.ls.x de la sexualité. Pendant cette pandémie, de nombreuses travailleuses.eurs.x du sexe faisant préalablement leur métier en personne offrent maintenant leurs services sur Internet – tels que des vidéos personnalisées, des sessions Skype, des performances pour la caméra, des SMS, des appels téléphoniques, et des biens matériels sur des plateformes telles que Only Fans, Twitter, des sites clip et des sites personnels. À une époque où l’on nous demande de limiter la proximité physique, les professionnelles.ls.x du sexe sur Internet sont les gens qui travaillent pour veiller à la distraction, et la satisfaction de nombreux humains isolés.
BG : Les courts-métrages que tu as choisi pour in support of sex work (en appui à l’industrie du sexe) en évidence de nombreux types différents de travail du sexe et différentes composantes de la sexualité. Comment ces œuvres peuvent offrir à chaque spectateur une réflexion sur la sexualité, le consentement et / ou la censure ?
AL : Ce qui rassemble ces travaux est leur vulnérabilité à la censure d’Internet après SESTA-FOSTA. Ils offrent chacun de manière unique un aperçu de la sexualité, du travail du sexe et de la censure.
Post-Porn Modernist d’Annie Sprinkle offre un aperçu du monde du travail du sexe à travers l’art de la performance. En visionnant, je m’interroge sur les obstacles que l’artiste a surmontés en tant que travailleuse du sexe qui s’affiche fièrement, et artiste de performance naviguant les institutions artistiques qui, encore aujourd’hui n’acceptent pas pleinement la sexualité explicite. L’œuvre invite les téléspectateurs à humaniser les putes comme des êtres multidimensionnels.
Lila Ballen de fuckingconflicts (Tina Jung & Henrik Seidel) explore le consentement dans la pratique du tournage de la pornographie. Leur travail soulève des questions sur notre capacité humaine à négocier les limites, les besoins et les désirs – dans les nuances et les subtilités du langage et de l’interaction. À travers des taquineries esthétisées abstraites de leur corps, les artistes proposent une réflexion sur les définitions de la pornographie.
Dans Madonna & Child, Iqrar Rizvi et Rosalie H. Maheux changent de genre pour effectuer l’allaitement. Ce travail propose une réflexion sur les présomptions que nous avons sur les rôles, les genres et les intentions impliqués dans cet acte. Ils nous offrent également une réflexion sur la censure sexuée des mamelons sur Internet. En tant que spectateur, je me retrouve à réfléchir sur le titre de l’œuvre et sur l’entrelacement du ‘kink’, du blasphème et de la beauté.
Dans Flora par Chaerin Im, nous sommes guidés à travers l’absurdité des binaires génitaux. Ce travail propose une réflexion sur notre propre formation génitale et sur la manière dont elle s’intègre à l’intérieur et à l’extérieur du binaire. Lorsque je visionne ce court-métrage, je réfléchis sur les pratiques de consentement qui se rapportent aux animations en comparaison aux pratiques de documentation photographique.
Dans ADORABLE de Cheng-Hsu Chung, une exploration de l’identité et de la sexualité queer est représentée à travers des animations explosives, colorées, explicites et liquides. J’invite les téléspectateurs à réfléchir à la façon dont les puissances d’Internet, comme Vimeo et Instagram, adoptent différentes politiques de censure pour les animations par rapport à la vidéo, l’art de la performance et la photo. Je me retrouve engagé dans ce travail comme un miroir pour voir la fluidité et la stagnation de mon propre corps.
Dans Hot Plastic Suits, Dallas Cant explore la relation entre l’écologie, la mode et le travail du sexe. J’invite les spectateurs à réfléchir sur le consentement ou le non-consentement de la Terre au plastique et sur le consentement ou le non-consentement à la culture de la mode par les individus féminisés. Je réfléchis à l’esthétisation et à la sexualisation de l’identité en tant que stratégie économique permettant aux travailleuses.eurs.x du sexe de monétiser les patriarches capitalistes. Je rêve de l’absence de violence à toutes les travailleuses.eurs.x du sexe.
Enfin, dans Dress Making, Eija Loponen-Stephenson porte une substance visqueuse semblable à du sperme dans une critique en classe. Je m’interroge sur le consentement impliqué dans les critiques universitaires – s’il peut y avoir consentement à la fréquentation lorsqu’un BFA détient des milliers de dollars de frais de scolarité et de validation sociale. Je trouve mes yeux errant sur les recommandations de viscosité de PornHub et je m’interroge sur la différence entre la pornographie et l’art vidéo.
Vous pouvez visionner ces deux programmes de courts métrages par ici :
In Activity (En activité) à 17h ce soir le 22 avril, et in support of sex work (en appui à l’industrie du sexe), à 18h30.
Bon cinéma !
Propos recueillis par Barbara Gilbert, directrice artistique du Labo dans le cadre du partenariat du Labo et la 33ème édition du Festival Images.
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